Raymond Debord et les 58% de Français “opposés ou effrayés par le mariage”, regards d’un sociologue
Familles Durables : Comment analyser la majorité de sentiment négatif à l’égard de l’institution qu’est le mariage civil et quelles sont les dates clés de l’évolution de l’opinion à son égard ?
Raymond Debord : Je n’adhère pas totalement à la manière dont est formulée la question et pour tenter d’y répondre, un certain nombre de problèmes méritent me semble-t-il d’être soulevés. Qu’il y ait un recul du nombre de mariages c’est une chose, qu’on puisse parler de sentiment négatif en est une autre. Notons tout d’abord que les personnes interrogées par Opinionway sont uniquement celles qui ne sont pas mariées. Pour donner un aperçu global de l’opinion des Français à ce sujet, la moindre des choses serait de prendre en compte également ceux qui sont déjà mariés. Selon l’INSEE (*1), cela représente quand même 46% des gens (et 73% de ceux qui sont en couple), ce qui n’est pas rien. Ensuite en regardant de plus près les résultats du sondage, ils n’indiquent pas un « sentiment négatif » mais pointent plus sobrement que 59% des interrogés n’ont pas l’intention de se marier. Donc 41% des non-mariés envisagent de le faire… S’ils réalisaient ce désir, on parviendrait à 67% de personnes mariées !
À ce stade, la question qui me semble émerger est celle des raisons qui font obstacle à ce souhait, pas un constat d’une hostilité au mariage. En tout état de cause, ce type de sondage ne permet pas de cerner tout à fait la question puisqu’on peut imaginer que de nombreuses personnes, j’en connais, n’ont jamais envisagé le mariage comme un projet, ce qui ne les a nullement empêchés de se marier, et même plusieurs fois. C’est de manière tout à fait abusive au regard des données fournies que les maquettistes de l’enquête Opinionway ont cru bon de les illustrer par un point rouge dans lequel est indiqué « 58% opposés ou effrayés par le mariage ». Il faudrait reprendre les items un par un, ce que nous ne ferons pas ici faute de place, mais je note que seuls 21% des personnes ont choisi la réponse « vous ne croyez pas à l’institution du mariage ». 21% des non-mariés je le rappelle. C’est peu. Et rien ne me permet en l’état de penser que ce chiffre serait supérieur à ce qu’il pouvait être, disons, au début des années 1970. Si on considère le mariage dans une perspective historique, il a brutalement décliné entre 1974 et 1986, avant de remonter un peu puis décliner à nouveau depuis 2000 (*2). Les causes sont multiples, mais relèvent de faits sociaux aux racines économiques, pas d’un changement abstrait de « l’opinion » par rapport à cette institution. D’ailleurs les évolutions de l’opinion sur tel ou tel sujet peuvent être les causes de certains changements de comportement (ici matrimonial) mais elles en sont aussi les conséquences. Les parti pris philosophiques ne sont pas sans conséquence sur les raisonnements et les conclusions tirées des analyses.
Me concernant, dans la tradition marxiste, je tends à penser que les représentations du monde (les « sentiments » par rapport à telle ou telle chose) s’ancrent dans la réalité matérielle vécue par les personnes. Pour en revenir à notre sujet, ce qui retient mon attention c’est la résilience du mariage et plus généralement de l’union légale, si on prend également en compte le PACS. Les dernières statistiques de l’INSEE apprennent qu’on a enregistré 242 000 mariages en 2023, le meilleur chiffre depuis 2012. Quant au PACS, un peu moins de 210 000 ont été enregistrés, soit le plus grand nombre depuis la création de ce dispositif en 1999 (*3) . Mariage et PACS ont des modalités différentes, bien que convergentes, mais si on raisonne en termes d’union légale on est à un niveau supérieur à 1972. Il est vrai que la population a augmenté depuis, mais ça dit quand même des choses sur la volonté des gens de voir leur union officialisée aux yeux de la société.
FD : Comment interpréter le pourcentage de personnes répondant craindre de ne pas trouver la bonne personne ?
RD : Pour qu’on puisse donner une tentative d’interprétation au fait que 21% des sondés émettent un doute sur la possibilité de rencontrer « la bonne personne » afin d’envisager de se marier, il faudrait au minimum pouvoir comparer ce pourcentage avec des réponses à la même question dans le passé. À ce stade, on peut juste noter qu’Opinonway signale une baisse de 2% par rapport à avril 2022. Ce qu’on peut dire, mais de manière extrêmement générale c’est qu’en promouvant le mariage d’amour puis en insistant sur la réalisation de soi dans la phase néolibérale (*4), l’idéologie dominante a probablement contribué à faire monter le niveau d’exigence, tout comme la peur de l’échec.
FD : Écologie, cherté… On voit apparaître dans les questions du sondage de nouveaux sujets. Que disent-ils de l’esprit du temps ?
RD : Ils ne disent pas forcément grand-chose de l’état d’esprit des sondés, auxquels on impose des questions auxquelles ils n’auraient pas forcément pensé et dont les réponses sont induites. « Seriez-vous prêt à recourir à un traiteur écoresponsable ? » : comment ne pas répondre oui ? Pas étonnant qu’on trouve 64 % de réponses favorable (ce qui fait quand même 36% de réfractaires). À ce stade, ça donne surtout des informations sur l’esprit du temps chez les capitalistes, le sondage ayant été commandé par l’organisme de crédit Sofinco. On y trouve d’ailleurs des questions sur l’éventualité d’un recours à l’emprunt pour financer un mariage et le coût estimé, en déclin l’un comme l’autre ce qui est sans doute le point central intéressant Sofinco.
Les questions « écolos » sentent bon le greenwashing mais si c’est une piste sérieusement explorée, ça relève un peu de l’auto-intoxication compte-tenu de la faible fiabilité des réponses, dans un contexte global d’injonctions à l’éco-responsabilité. On pourrait gloser sur la comparaison entre les réponses aux différentes questions, comme la variante entre les 20% de personnes (théoriquement) prêtes à réduire leur nombre d’invités pour « réduire l’impact environnemental » et les 7% prêtes à acheter des alliances de seconde main. En réalité tout ceci me semble relever de l’auto-suggestion. On nous annonce 20% de personnes prêtes à organiser un mariage « 100% végétarien » mais je serais curieux de savoir quel est le nombre de repas végétariens dans les mariages ayant réellement lieu. Surtout quand on sait que seulement 2% des Français sont végétariens.
FD : Le développement du conseil conjugal et familial en amont et pendant les problèmes peut-il répondre à une attente des Français ?
RD : Comme l’a magistralement démontré Gérard Neyrand dans plusieurs ouvrages dont « L’amour individualiste ? » (*5) le couple est une valeur forte et 62% des personnes sont en couple, pour l’essentiel cohabitant. Mais, comme on le sait entre autres au vu de l’explosion de divorces et de séparations (plus difficiles à appréhender) le couple est fragile, plus qu’il ne l’a jamais été. La raison fondamentale est à chercher dans ce que Neyrand nomme «l’opérationalisation des valeurs de la démocratie et du libéralisme dans la sphère privée » (*6) .
Ceci étant posé, il n’est guère étonnant que dans certaines couches sociales supérieures, des gens s’interrogent et aillent chercher dans le soutien à la conjugalité un moyen de travailler à la résilience de leur couple. Sommes toutes, rien de très nouveau si ce n’est une ampleur accrue du phénomène, bien dans l’air du temps néolibéral comme toutes les autres formes de « coaching ». Mais je ne généraliserais pas aux Français dans leur ensemble, la majorité d’entre eux n’ayant visiblement ni l’appétit idéologique ni les moyens financiers de se tourner vers ce genre de solutions.
FD : Que vous inspire la Proposition de Julien Damon voulant que l’État soit acteur de la prévention des divorces et de l’encouragement à la reconjugalité des personnes séparés pour des raisons économiques ?
RD : Dans sa préface au document « Prévenir les ruptures conjugales pour protéger les enfants » (*7) Julien Damon, un des meilleurs connaisseurs des politiques de protection sociale, met en évidence le coût social (et financier) de la fragilité des couples et l’importance du problème de la monoparentalité subie. Et par conséquent il semble voir quelque intérêt à une action venant « en complément » (comme il le note prudemment) à l’existant qui viserait à prévenir les ruptures conjugales. Mais il y a quelques ombres au tableau, la première étant que les auteurs du document ont ceci de particulier d’être des acteurs associatifs subventionnés qui prêchent en quelques sorte pour leur paroisse : le réseau de soutien à la conjugalité Familya et l’association Aire de Familles qui promeut le dispositif social des Centres parentaux. Concernant Aire de Familles, j’ai déjà eu l’occasion il y a quelques années de formuler de grosses réserves sur l’impact possible d’un dispositif qui a du mal à trouver son public (*8) . Et l’ensemble me laisse pour le moins perplexe, l’argumentation portant sur la « rentabilité » de ce qui est proposé en laissant de côté aussi bien la démonstration sur l’efficacité de ce qui est proposé que des problèmes essentiels comme celui des dégâts du contrôle social. On s’interroge aussi sur le contenu de ce qui est proposé, les valeurs portées etc. Des organisations comme les Associations Familiales Catholiques ont depuis des décennies d’importants dispositifs internes de soutien à la conjugalité. Mais elles s’appuient sur un corpus doctrinal complet.
Par ailleurs je souhaiterais qu’on aille un peu plus loin dans le raisonnement. Ce à quoi nous avons affaire c’est à un phénomène social majeur qui a des racines idéologiques et économiques. Penser qu’on pourra le régler en apposant ici et là quelques pansements me semble relever de l’illusion. C’est la même chose bien entendu concernant tous les problèmes sociaux, qu’il s’agisse de la maltraitance envers les enfants, de la délinquance juvénile ou la précarité. Chacun peut comprendre que les coûteux dispositifs d’incitation au retour à l’emploi peuvent aider quelques individus mais n’ont aucun impact sur les causes de l’existence d’un chômage structurel dans le pays. Depuis l’entrée dans l’ordre productif néolibéral les politiques sociales sont marquées par le saupoudrage financier, une approche curative et une tendance à l’individualisation des aides. Il me semble évident que cela ne peut en rien résoudre les difficultés, faute de s’attaquer aux causes. Mais je ne suis pas trop étonné que des organismes qui sont les agents de la mise en œuvre de ces politiques ne soient pas les mieux placés pour formuler une critique de fond.
Je suis plus que convaincu du fait que la société doive se préoccuper de la population compte-tenu des problèmes démographiques et par conséquent des fragilités familiales, dont la première est la croissance exponentielle des foyers monoparentaux. Ce qui implique d’engager des investissements de très grande ampleur. En revanche je ne suis pas favorable à l’ajout d’un nième dispositif financé sur les fonds publics à ceux qui façonnent déjà notre société de contrôle. Donnons-donc du travail et un logement aux gens, reforgeons une morale commune et vous verrez qu’on fera de sérieuses économies sur le reste.
Références
*1 BUISSON Guillemette. « Le recensement de la population évolue : de l’état matrimonial légal à la situation conjugale de fait », INSEE Analyses, n°35, 26 octobre 2017
*2 DEBORD Raymond. Faut-il en finir avec la famille ?, Éditions Critiques, 2022, p. 104
*3 PAPON Sylvain. « Bilan démographique 2023 », INSEE Première, n°1978, 16/01/2024
*4 DEBORD Raymond. « L’amour est-il en train de mourir ? », La Décroissance, n°187, mars 2024
*5 NEYRAND Gérard. L’amour individualiste. Comment le couple peut-il survivre ?, Éditions Erès, 2018
*6 NEYRAND Gérard. Idem, p.203
*7 « Prévenir les ruptures conjugales pour protéger les enfants », Vers Le Haut, mars 2021
*8 DEBORD Raymond. « Pères et hommes au centre maternel. Faire plus de place aux absents ? », Mémoire de MA, CNAM, 2016, pp.19-22, en ligne https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01579239v1/preview/Debord_memoire.pdf