Serge Paugam : rupture du lien de la filiation, des risques inégaux selon les classes sociales
Les premières enquêtes de Serge Paugam sur la pauvreté ont confirmé que les personnes considérées comme pauvres sont souvent confrontées à des situations extrêmes associées à une rupture cumulative des liens sociaux. Quels sont les risques pour chaque personne de faire l’expérience d’une ou de plusieurs ruptures dans son existence ?
Lien familial : ne pas mélanger détachement et rupture
Serge Paugam de distinguer le détachement, qui lui est nécessaire, de la rupture : “Il faut se garder de confondre détachement et rupture, mais le premier semble même souhaitable dans bien des cas. Les psychiatres spécialistes des adolescents ne disent-ils pas qu’il est nécessaire de se détacher pour grandi ? Voir, par exemple, Marcel Dufo, Détache-moi. Se séparer pour grandir, Paris, Anne Carrière, 2007.”
Le maintien des liens familiaux, un privilège social ?
Dans l’enquête SIRS (Santé, Inégalités et Ruptures Sociales) qui a été menée à Paris et dans la petite couronne, Serge Paugam a pu établir que la proportion n’ayant plus de relations avec leur père ou leur mère, alors que ces derniers sont encore en vie, est supérieure à 20% parmi les ouvriers (27,9% pour le père, 21,3% pour la mère) et décroît régulièrement, à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, pour atteindre un niveau inférieur à 5% parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures (4,3% pour le père et 3,6% pour la mère).
“Le délitement du lien de filiation ne touche donc pas les individus de façon égale, une inégalité souvent ignorée“, commente le sociologue.
Une même enquête réalisée à Strasbourg révèle que la proportion d’ouvriers n’ayant plus de relations avec leurs parents y est plus faible qu’à Paris (18,8% contre 27,9% pour le père, 16,1% contre 21,3% pour la mère).
“On peut sans doute expliquer cette différence par le fait que l’ancrage familial est plus facile à conserver pour les populations modestes dans une agglomération comme Strasbourg, en raison du moindre déracinement géographique, et d’une tradition culturelle et religieuse qui valorise la famille. Notons toutefois que la proportion d’ouvriers sans relations avec leurs parents reste nettement supérieure à celle des cadres aussi bien à Strasbourg qu’à Paris.”
Plus de personnes vivent une rupture de filiation avec leur père qu’avec leur mère
Dans l’immense majorité des cas, le lien à la mère reste toujours supérieur au lien au père, laissant entrevoir un lien différencié fondé sur le sexe dans le maintien du lien de filiation.
“La probabilité d’être dépourvu durablement de supports relationnels avec ses parents ou ses enfants varie fortement d’un milieu social à l’autre.”
Une corrélation avec le privilège de la conjugalité ?
Les résultats des enquêtes de Serge Paugam établissant un lien entre niveau social et lien filial semblent aller dans le même sens que l’analyse sociale des liens conjugaux. À ce sujet, voir notre article “Vivre en couple, un privilège social ?”
Intervenant lors de la sortie de son livre “Faut-il en finir avec la famille ?”, le sociologue Raymond Debord rappelle que malgré des différences sociales importantes, la famille et le soutien qu’elle représente demeure une aspiration fondamentale des classes sociales paupérisées, qui font plus les frais des ruptures de liens.
“Toutes les enquêtes le montrent, la famille a une excellente image dans la société. En 2019, une étude longitudinale de l’INSEE a montré que près de 60 % des gens pensent que la famille est le «seul» endroit où l’on se sent bien. Mais cette perception est en décalage avec les représentations qui dominent dans la sphère politico-médiatique”
Notons pour conclure que la rupture du lien de filiation n’est pas un fait social marginal. Subie ou volontaire, la rupture peut aussi apporter soulagement, et n’est pas forcément définitive.